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LE PRUNIER DU MONT-BELLEVUE

J’ai rencontré le Mont-Bellevue lors du dernier hiver de ma vingtaine, en plein après-midi. J'y ai trouvé une forêt plongée dans un sommeil léger malgré le bourdonnement de la petite ville déposée à ses pieds. 

J'avais emménagé à Sherbrooke en octobre, après être tombée éperdument amoureuse de ses chutes, de ses maisons multicolores, de ses natifves exalté.es, de son allure spectrale profondément vivante. Je n'ai jamais regretté Montréal, cette ville qui m'a vue grandir, mais que je n'arrivais plus à reconnaître, où je n'arrivais plus à me reconnaître.

À ma première rencontre avec le Mont-Bellevue, j’ai marché dans ses sentiers enneigés en écoutant le livre audio de The Bell Jar, de Sylvia Plath. Le soleil d'après-midi faisait fondre les plaques de glace qui longeaient les ruisseaux courant lentement le long des versants. J’ai dessiné avec mes doigts les courbes des arbres qui s'enlaçaient sous le poids de la neige. J’ai imaginé les branches du figuier prenant racine dans mes oreilles avec les chuchotements de la narratrice qui se faufilaient vers mon tympan.

Des mois plus tard, j’ai à nouveau traversé le petit mont, cette fois en route vers l'université. C'est sur ce chemin que je commençais à guérir, même si je me dirigeais vers ce qui me grignotait tranquillement depuis trois longues années. J’ai repensé à Sylvia et à son figuier en dessinant à nouveau le mouvement des arbres, et je me suis demandé qui je pourrais devenir, ici, et quelle branche du figuier de ma vie j'emprunterais. Si je resterais libraire, si je deviendrais parent, poète, ou plus radicale.

   J’ai pensé au frêne des Enragé.es de Valérie Bah, celui qui se trouvait dans l’Outremont où j’ai grandi, à la limite de Côte-des-Neiges. J’ai pensé au Mont-Royal, cette autre montagne, plus imposante, complètement envahie par la ville, colonisée dès les débuts de la prise d’otage de ce territoire que nous appelons aujourd’hui le Québec. Je n’ai pas regretté d’avoir quitté Montréal et ses grands arbres qui s’effondraient dans les grands vents, chaque fois comme une petite apocalypse.

Je me suis demandé si la vie et ses mécanismes rouillés continueraient à me ternir, arriveraient à me faire taire. Je me suis demandé si je réaliserais d'autres rêves que celui de publier ou de voyager, comme celui d'enseigner à l'université. Ou si je serais effacée avant, par la précarité accumulée à force d'étudier pour y arriver. 

Je me suis dit que j'aurais toujours l'écriture. Je me suis demandé si j'aurais toujours envie d'écrire une fois que j'aurais trente ans, quarante ans, cinquante ans... J’ai pensé à Audre Lorde, qui a su nommer ma peur dans Sister Outsider, cette peur qui vient avec l’acte de transformer le silence en langage, en se révélant aux autres même si cela semble plein de danger. C’est elle qui m’intime de continuer malgré tout. Mais je suis déjà tellement fatiguée.

J'ai aperçu un chevreuil un peu plus loin dans la végétation, parmi les bourgeons, les fleurs et les feuilles à peine nées. On aurait dit qu'il existait dans un univers complètement séparé du mien. Pourtant, les rayons du même soleil nous caressaient le visage. J’ai pensé à toutes les choses qui se déroulaient à son insu, au-delà de cette forêt. J’aurais tellement aimé que tout se passe à mon insu. Si j’appartenais au Mont-Bellevue, je n'aurais plus aucune idée de tout ce qui s'écroule. 

Le chevreuil m'a aperçue lui aussi, et on s’est regardé comme ça, pendant ce qui m’a semblé une éternité. Il a continué son chemin et j’ai rebroussé le mien. Je n'avais plus envie d'aller à l'université.

Je me suis dit que j'aurais toujours ce petit mont, séparé du monde, de son histoire, même si la terre continuait à brûler, même si les branches de mon figuier se mettaient à tomber. S’il existe des choses qui échappent à la réalité, peut-être que je pourrais apprendre, moi aussi, à m'y dérober.

 

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